Intellectuel et activiste civil nigérien respecté, Moussa Tchangari s’inquiète des alliances extérieures conclues par les dirigeants du Sahel. Selon lui, elles signifient que ces dirigeants admettent l’incapacité de leurs forces militaires à vaincre seules les groupes armés dans la région, alors qu’en même temps ces alliances pourraient transformer le Sahel en un théâtre d’affrontement entre puissances étrangères.
Par A.T. Moussa Tchangari
Au Niger et au Burkina Faso, les groupes armés ont perpétré, ces derniers jours, des attaques de grande ampleur ; avec, dans les deux cas, des lourdes pertes en vies humaines dans les rangs des forces de défense et de sécurité. Ces attaques sont les plus meurtrières, au Niger, depuis le déploiement des éléments de Barkhane, après leur départ du Mali ; et au Burkina Faso, depuis la prise du pouvoir par le capitaine Ibrahim Traoré et sa décision de congédier la force Takuba stationnée sur son territoire. Le Mali a enregistré lui aussi, dans la même période, quelques événements malheureux, avec notamment l’explosion d’un engin explosif improvisé qui a fait des morts parmi des éléments de la MINUSMA en patrouille, et des attaques de moindre ampleur que celles survenues au Niger et au Burkina Faso.
Sur les réseaux sociaux, qui sont devenus des hauts lieux de confrontation, ces attaques ont suscité, comme d’habitude, des réactions diverses ; mais, le fait marquant reste la façon dont ces événements malheureux sont exploités à des fins de propagande par les soutiens des régimes en place dans ces pays. L’attaque survenue au Niger, qui a fait plus de 10 morts parmi les soldats, alimente les critiques contre le choix des autorités de Niamey d’accueillir les forces françaises chassées du Mali ; tandis que celle survenue au Burkina Faso, qui a fait plus d’une cinquantaine de morts, est agitée comme la preuve que le régime militaire de ce pays, ainsi que celui du Mali, ne fait pas mieux en matière de sécurité que le régime civil de Niamey.
Ainsi, il est loisible de constater que, face au terrible drame qui se joue non loin de nos capitales, ce qui compte pour certains, c’est d’abord l’argument qu’ils peuvent en tirer pour valider tels choix politiques et stratégiques et invalider tels autres. Les réactions de certains critiques du régime civil de Niamey, tout même celles de certains pourfendeurs des régimes militaires du Burkina Faso et du Mali, ont ceci de commun qu’elles sont toutes très souvent empreintes d’une certaine jubilation ; car, comme dans un tournoi de football, à chaque but marqué contre le camp adverse, les supporters de l’autre camp ne boudent pas leur plaisir, et à chaque performance de l’un des camps, les autres ne se privent pas de commentaires tendant à minimiser sa portée.
A en juger par les diverses réactions notées sur les réseaux sociaux, on pourrait dire qu’au sein de l’opinion sahélienne, beaucoup ne se rendent pas encore compte que le conflit armé en cours dans la région n’est pas un tournoi de football. Les enjeux de ce conflit, qui dure depuis bientôt une décennie, sont énormes ; et ils sont, de tout point de vue, les mêmes pour chacun des pays affectés. Ce qui se joue à travers ce conflit c’est d’abord la sauvegarde de l’intégrité territoriale et de la souveraineté des États ; c’est ensuite le respect des libertés fondamentales et des valeurs républicaines ; et enfin la préservation de la diversité et de la cohésion sociale. Les enjeux de ce conflit sont aussi relatifs à l’accès et au contrôle des ressources naturelles, objet de convoitises extérieures, bien sûr, mais aussi, on l’oublie très souvent, de luttes internes.
A ce stade, il n’est pas superflu de rappeler également que l’agenda des principaux groupes armés contre lesquels se battent les forces régulières, qu’il s’agisse des groupes djihadistes ou des groupes irrédentistes, vise à établir un nouvel ordre politique et social. Comme on le sait, les groupes armés djihadistes, qui sont éclatés en deux grandes factions (JNIM et EIGS), se proposent de bâtir des États islamiques basés sur l’application de la Charia ; tandis que les groupes armés irrédentistes, qui contrôlent déjà une bonne partie du Nord malien, se battent pour l’indépendance de cette partie du pays ; même si on peut toujours objecter qu’en signant l’accord dit d’Alger, qui est en vérité un compromis provisoire susceptible d’être remis en cause par chacune des parties, ils semblent avoir accepté le maintien du caractère unitaire de l’État malien.
Aujourd’hui, avec la fusion annoncée des différents groupes armés du Nord et les réticences des autorités maliennes au sujet de la mise en œuvre de l’accord d’Alger, il n’est pas exclu que les hostilités armées y reprennent ; et dans cette perspective, il faut craindre que la situation devienne encore plus compliquée aussi bien pour le Mali que pour le Niger où, même s’il n’y a pas pour l’instant un mouvement irrédentiste actif, la revendication indépendantiste compte de nombreux partisans, très attentifs à ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. La reprise éventuelle des hostilités armées avec les groupes indépendantistes, dont on peut s’imaginer qu’ils ont eu le temps d’accumuler des forces supplémentaires, obligerait le Mali par exemple à combattre sur deux fronts en même temps ; avec toutes les conséquences politiques, économiques et sociales, prévisibles pour un pays déjà très éprouvé par une décennie de conflit armé et quelque peu isolé sur la scène régionale et internationale.
A Bamako, Niamey et Ouagadougou, il est donc urgent que d’autres voix, celles des acteurs sociaux et des intellectuels crédibles, s’élèvent pour rappeler qu’aucun des États du Sahel ne peut seul, vaincre des groupes armés transnationaux ; et ce, même avec le soutien militaire que chacune des capitales espère obtenir de la part de ses partenaires extérieurs, à savoir les Russes pour le Mali et le Burkina Faso et les Français pour le Niger. Les attaques récentes des groupes armés dans la zone dite des trois (3) frontières, au Burkina Faso et au Niger notamment, préfigurent le désastre vers lequel court chacun des pays, faute d’une vision et d’une stratégie communes face à des menaces existentielles évidentes. C’est le lieu de relever que, depuis les changements politiques intervenus au Mali et au Burkina Faso, les tentatives menées en ce sens dans le cadre du G5 Sahel se sont estompées, et les forces nigériennes ne se coordonnent pratiquement plus avec celles de ces deux pays.
Cette situation résulte, comme on le sait bien, des divergences entre les différents gouvernements au sujet de la présence des forces militaires extérieures. Les autorités du Mali et du Burkina Faso, soutenues par un large pan de leurs opinions publiques, sont hostiles à la présence militaire française au Sahel ; tandis que celles du Niger, bien que très peu soutenues sur cette question au sein de leur propre opinion publique, l’estiment encore utile et voient d’un mauvais œil la présence au Mali des éléments de Wagner. Cette situation suggère deux choses : la première, c’est que, même s’ils divergent sur le choix des alliances avec les puissances extérieures, les dirigeants de ces pays s’entendent au moins sur le fait que leurs propres forces ne pourraient pas vaincre seules les divers groupes armés actifs dans la région ; et la seconde, c’est qu’ils ne semblent pas se rendre compte qu’en s’alliant à des puissances extérieures rivales, ils deviennent eux-mêmes « ennemis » et contribuent à transformer le Sahel en un théâtre d’affrontement entre puissances rivales.
D’ores et déjà, on peut constater qu’avec la décision du Mali et du Burkina Faso de renvoyer les forces françaises présentes sur leurs territoires, ainsi que celle du Niger de les y accueillir, il s’est instauré entre les autorités de ces pays un climat d’hostilité réciproque, préjudiciable à la nécessaire coordination des actions contre les groupes armés. Ce climat d’hostilité réciproque, dont on mesure le degré à travers certains éléments de langage des officiels, se nourrit de l’espoir, presque assumé, de chacun de voir se produire chez l’autre un coup d’état militaire ou tout autre événement politique, qui ferait basculer ses alliances extérieures ; et le drame c’est que d’un côté, comme de l’autre, l’on ne semble pas se rendre à l’évidence que la plus grosse erreur, depuis le début de ce conflit, a été de miser sur une solution exclusivement militaire, basée sur un soutien extérieur massif. Les dirigeants sahéliens, hier comme aujourd’hui, sont restés très réservés sur la question du dialogue politique avec les groupes armés (sauf avec les groupes irrédentistes) ; et ils sont encore à la recherche de quelques bonnes volontés qui leur fourniraient les moyens d’une victoire militaire.
En effet, il importe de souligner que, pour l’instant, aucun des gouvernements de la région n’est ouvertement favorable au dialogue politique avec les groupes armés, en particulier avec les groupes armés djihadistes ; et ce n’est pas seulement parce qu’ils sont tous très confiants quant à la possibilité de vaincre militairement ces groupes, avec le soutien de leurs alliés respectifs (la France pour le Niger, et la Russie pour le Mali et le Burkina Faso). C’est aussi et surtout parce qu’ils ne sont pas encore psychologiquement prêts, autant que leurs soutiens extérieurs d’ailleurs, à briser le tabou entourant l’idée même d’un dialogue avec des groupes djihadistes. Ce constat n’est pas valable seulement pour les dirigeants politiques sahéliens, civils comme militaires ; il l’est aussi pour bien d’autres acteurs, tant au sein de l’intelligentsia que de la société civile, qui se demandent toujours comment et sur quoi est-il possible de discuter avec des groupes fondamentalistes, dont le référentiel idéologique et le projet politique sont si éloignés des leurs.
Aujourd’hui, le plus grand défi pour les élites sahéliennes, qui semblent très largement opposées à toute initiative de dialogue avec les groupes armés djihadistes, est donc de parvenir à s’entendre sur les conditions d’une sortie rapide de la crise en cours ; surtout que les points de discorde au sein de celles-ci sont nombreux, que l’on considère la question lancinante de la présence des forces militaires extérieures, notamment Barkhane, celle de la restauration et de la préservation de la démocratie ou même celle de la conduite des opérations sur le terrain. Ces questions importantes ne divisent pas seulement les autorités politiques des pays de la région ; elles dessinent également des lignes de clivage fortement marquées au sein de l’opinion publique. La mesure de la discorde autour de ces questions est saisissable sur les réseaux sociaux ; elle souligne que les ingrédients d’une débâcle face aux groupes armés sont déjà en train d’être réunis.
Dans cette ambiance délétère, le devoir des intellectuels et des acteurs sociaux est de rappeler, aussi bien aux dirigeants qu’aux citoyens ordinaires, quelques cinq (5) petites choses sur lesquelles l’intérêt général commande de méditer : la première, c’est qu’il n’est pas évident que l’option purement militaire puisse prospérer au Sahel, y compris avec le soutien d’alliés les plus fiables et les plus désintéressés ; la deuxième, c’est que cette option, tout comme celle du dialogue, ne peut être menée avec succès à l’échelle d’un seul pays, de part même le caractère transnational des groupes armés ; la troisième, c’est qu’il n’y aura pas d’issue heureuse au conflit en cours, sans que soient garanties la cohésion et l’unité entre les pays, et au sein de leurs populations, autour d’un socle de valeurs communes ; la quatrième, c’est que la crise en cours pourrait être hors de tout contrôle, si l’on continue à banaliser ou à se taire face à la stigmatisation de certaines communautés ; et la cinquième, c’est qu’il ne faut pas croire que ce qui est arrivé ailleurs, notamment en Afghanistan, après des années de présence militaire occidentale, ne peut pas arriver au Sahel.
A.T.M.T/Los/APA